Nazis dans la littérature latino-américaine
On trouve dans la littérature latino-américaine nombre de récits fictifs qui abordent le thème du nazisme inspirés de la réalité historique. Je voudrais mettre à la portée du lecteur une petite bibliographie en signalant, quand cela est possible, les traductions disponibles en français.
Les manières dont les auteurs du continent abordent ce thème peuvent être très variées : le Mexicain Jorge Volpi, dans son roman En busca de Klingsor (À la recherche de Klingsor, Pocket, 2003) se penche sur comment la science peut être mise au service du Mal. L'Argentin Pablo de Santis avec La sexta lampara s'intéresse au destin d'un architecte italien dont les théories vont rejoindre les idéologies totalitaires qui alors émergent dans la vieille Europe. Dans son roman Nombre de torero (Un nom de torero, Seuil, 1998), le Chilien Luis Sepúlveda nous propose un enquête qui trouve son origine dans la disparition d'un trésor de guerre. Retornamos como sombras (Nous revenons comme des ombres, Payot et Rivages, 2004) de Paco Ignacio Taibo II est un récit déjanté sur le Mexique des années 1940, quand le pays est sur le point de déclarer la guerre à l'Allemagne.
L'écrivain mexicain Pedro Ángel Palou a publié deux livres qui abordent le thème : Malheridos et El dinero del diablo (paru en français chez Lattes, en 2011, sous le titre L'argent du diable). Ce dernier livre s'intéresse aux intrigues de palais, en 1929, tandis que croît le pouvoir du Saint Siège à l'ombre de Mussolini et Hitler. L'enquête historique prévaut aussi dans l'ambitieux roman de l'Argentin Leopoldo Brizuela, Lisboa un melodrama, qui reconstitue les tensions de l'Europe en crise. On peut mentionner aussi le roman Los informantes (Les dénonciateurs, Seuil, 2015) du Colombien Juan Gabriel Vázquez qui enquête sur comment les États-Unis obligèrent son pays, durant la Seconde Guerre Mondiale, à confiner les citoyens allemands établis sur le territoire.
L'Amérique Latine fut un notable refuge pour les criminels du Troisième Reich au moment de la défaite et cette réalité historique est abordée dans le roman d'Edgardo Cozarinsky Lejos de donde (Loin d'où, Grasset, 2011) ou dans celui de Sergio Gómez, Patagonia, inspiré des recherches de María Soledad de la Cerda et qui revient sur la figure de Walter Rauff, ex-officier nazi, inventeur des camions à gaz, arrivé en Amérique du Sud en 1958 et qui vécut au Chili jusqu'à sa mort en 1984.
Le nazisme posa de manière radicale le problème du Mal. Dans cette approche, il faut mentionner le roman de Jorge Volpi, Oscuro bosque oscuro qui fait du lecteur le complice d'un jeu macabre et le soldat d'un système sanguinaire. Mais l'auteur qui a le mieux exploité ce thème du Mal est le Chilien Roberto Bolaño, On lui doit La literatura nazi en América (La littérature nazie en Amérique, Christian Bourgeois éditeur, 2006) étant sans doute le plus emblématique ; Un livre qui soumet au lecteur une anthologie apocryphe de la littérature pro-nazie latino-américaine de 1930 à 2010. Ce thème du nazisme apparaît dans d'autres de ces romans : 2666 (Christian Bourgeois éditeur, 2008) ou El tercer Reich (Le Troisième Reich, Christian Bourgeois éditeur, 2010)
Dans cette liste, il est important de signaler la nouvelle de Jorge Luis Borges: Deutsches Requiem. Cette nouvelle a été publiée à l'origine, en 1946, dans la revue argentine Sur, une revue emblématique de la vie intellectuelle argentine. Dans cette nouvelle, un nazi s'exprime pour expliquer la logique de ses actes et les valeurs qui les animent. Il se nomme Otto Dietrich zur Linde, c'est un soldat, un patriote. Il est condamné pour torture et assassinat. Il va être exécuté le lendemain matin. Il ne se considère pas coupable et il souhaite être compris. Alors, il raconte au lecteur sa vie et ses motivations. Choisir de donner la parole à un personnage aussi abominable est en soi-même un pari littéraire risquée... Otto Dietrich zur Linde est un homme cultivé qui lit Nietzsche, Spengler et, surtout, Shopenhauer. Il est entré au Parti National Socialiste en 1929 et, en 1941, il a été nommé sous-directeur du camp de concentration de Tarnowitz. Son engagement politique, il le vit comme un sacerdoce : sa foi est grande en l'idéologie nazie et il est convaincu que sa mission est de participer à la construction d'un monde nouveau. Otto Dietrich zur Linde “ a été une simple manifestation de l'Histoire, un simple instrument au bénéfice du progrès. Un progrès qui se gagne, selon son opinion, par l'élimination de toute pitié et de toute faiblesse, incarnées, selon lui, dans le judéo-christianisme. »
Le personnage explique qu'il ne lui a pas été facile de devenir un bon nazi, « je n'avais pas vocation à la violence ». Pour illustrer la difficulté qu'il a à se défaire de toute pitié, de toute compassion, à se défaire de son humanisme judéo-chrétien, il relate un épisode-clef : le moment où arrive au camp de concentration un poète juif qu'il apprécie, David Jérusalem. Otto Dietrich zur Linde dit : “Je ne sais pas si Jérusalem a compris que si, moi, je l'ai détruit ce fut pour détruire ma propre pitié. À mes yeux, ce n'était pas un homme, pas même un juif ; il était devenu le symbole d'une partie de mon âme que je détestais. J'ai agonisé avec lui, je suis mort avec lui, d'une certaine manière je me suis perdu avec lui ; c'est pour cela que je fus implacable. »
Beaucoup de nouvelles de Borges se caractérisent pour leur exploration des questionnements philosophiques mais, dans ce cas, et en 1946, l'exercice semble périlleux. Dans le blog Noviembre nocturno, un article traitant de cette nouvelle rapporte que le philosophe chilien Victor Farías fit une expérience avec le récit de Borges : il le donna à lire à un groupe de chercheurs sur le nazisme sans indiquer qui était l'auteur. Après la lecture, ils demandèrent qui était le S.S. qui l'avait écrit.
Si en 1949, Borges inclut Deutsches Requiem dans son recueil El Aleph, la nouvelle n'apparaît plus dans les éditions ultérieures, en 1961 et 1967.