Écriture du crime dans la littérature colombienne

Ouvriers des bananeraies de Santa Marta, Colombie. 1928.


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Malgré les accords de paix signés en 2016, la Colombie peine à sortir de la violence. Le pays garde l'image d'un pays violent dont la littérature se fait mémoire et écho.


En effet, de la chronique au roman, en passant par le scénario ou la chronique, le crime et la violence sont des motifs centraux de la littérature colombienne contemporaine.

Du côté de la chronique, un livre est à retenir : Colombia amarga d'un écrivain et journaliste qui s'est attaché à témoigner de la réalité colombienne, Germán Castro Caycedo. Ce livre, publié en 1976, enquêtait sur la vie des enfants des rues, la corruption, les territoires oubliés du pays...

Si on s'attarde sur la production romanesque, ce qui frappe c'est l'ampleur des interrogations que suscite chez les écrivains la violence dont est imprégnée la société où ils vivent. Ainsi, Mario Mendoza, dans son livre Satanás, explore les origines de la violence et du mal. Un livre comme Los ejércitos d'Evelio Rosero (2006), livre traduit en français sous le titre Les armées, est structuré autour de la violence irrationnelle et arbitraire : le village imaginaire de San José, au-delà de toute explication politique, sociale ou psychologique, devient un espace où se déploie la poétique de cette violence. De son côté, Santiago Gamboa publia dès 1997, Perder es cuestión de método (Perdre est une question de méthode) qui abordait la question de la violence et de la corruption en Colombie dans leur dimension universelle.


La violence en Colombie a atteint toutes les sphères de la société, de l'espace le plus intime au plus collectif et la littérature colombienne rend compte de ce phénomène. Le livre de Fernando Vallejo, El fuego secreto (Le Feu secret), qui évoque les aventures homosexuelles d'un jeune homme dans la Colombie des années 1950-1960 constitue aussi une critique sociale féroce. Sergio Álvarez, auteur de 35 muertos, a expliqué lors d'un entretien que la clef autobiographique de son roman était le nombre impressionnant de personnes dont il était proche et qui étaient mortes : des gens de sa famille, des amis ou des connaissances. Même si l'auteur aborde le problème avec humour, ce livre a été qualifié par un critique de « chronique sentimentale de la violence colombienne ».


Dans les années 1980, le pays traverse une des périodes les plus difficiles de son histoire : Le trafiquant de cocaïne Pablo Escobar entre en guerre contre l’État, les groupes paramilitaires sont de plus en plus présents et les attaques et enlèvements de la guérilla s'intensifient. Dans la décennie suivante, on va voir apparaître une abondante production de romans noirs qui rendent compte de la criminalité et de la corruption : La tragedia de Belinda Elsner de Germán Espinosa (1991), El capítulo de Ferneli de Hugo Chaparro Valderrama (1992), Saide de Octavio Escobar Giraldo (1995) et La canción de la flor de Gonzalo España (1996).

L'écrivain et chercheur Gustavo Forero Quintero a fondé en 2010 un congrès littéraire consacré au roman noir : Medellín Negro. Dans la publication Trece formas de entender la novela negra: la voz de los creadores y la crítica literaria, on trouvera réunis des articles d'écrivains colombiens actuels du genre.

Cette production s'intéresse aussi à la corruption du monde politique comme on peut le voir avec le roman Lady Masacre de Mario Mendoza ou avec celui de Laura Restrepo, Delirio (Délire), où le mystère d'une femme ayant perdu l'esprit aboutit à une sombre enquête sur les liens entre l'oligarchie et le narcotrafic. On pourrait ajouter à cette liste le roman Justos por pecadores de Fernando Quiroz, une enquête sur l'Opus Dei. Cette dimension politique peut apparaître sous forme totalement fictionnelle comme dans Buda Blues de Mario Mendoza où un universitaire enquêtant sur un assassinat découvre un monde parallèle, celui des anarco-primitivistes.


De la période de la Conquête aux conflits armés contemporains entre le gouvernement et les groupes révolutionnaires, l'histoire de la Colombie est marquée par la violence et le crime.


William Ospina a ainsi consacré une trilogie à l'histoire de la Conquête dont le premier tome, Úrsua, revient sur la geste violente et héroïque du basque Pedro de Ursúa et nous plonge dans une époque où l'avidité de l'or se nourrissait de légendes. On peut signaler aussi le livre de Gilberto Castillo, Balboa y el Mar del Sur qui aborde la violence de la rencontre entre Espagnols et peuples autochtones américains. Avec les récits de Los piratas en Cartagena, Soledad Acosta de Samper raconte l'histoire de Carthagène des Indes, ville qui eut un rôle clé dans l'administration et l'expansion de l'Empire espagnol et qui, trois siècles durant, a subi l'attaque des corsaires anglais et français.


Le roman de Gabriel García Márquez Cent ans de solitude, pièce maîtresse de la littérature latino-américaine, relate la destinée de la famille Buendía sur sept générations et du village imaginaire de Macondo. Ce roman qui donne à l'histoire les dimensions du mythe couvre une période qui va de la moitié du XIXe siècle à la moitié du XXe siècle, une époque troublée par les guerres civiles où s'affrontent libéraux et conservateurs. Parmi les épisodes historiques relatés dans Cent ans de solitude, on trouve le massacre des ouvriers des bananeraies qui se déroula dans la ville de Ciénaga, au nord de la Colombie, le 6 décembre 1928, lorsqu'un régiment de l'armée colombienne ouvrit le feu sur des travailleurs grévistes de l'United Fruit Company. Gabriel García Márquez, pour restituer l'aura de légende que garda ce massacre dans les mémoires, avance dans son livre le chiffre de trois milles tués, un chiffre que semble confirmer les études historiques récentes. Déjà en 1924, La vorágine de Eustasio Rivera faisait de la littérature colombienne un outil de dénonciation notable en racontant l'exploitation et la misère des travailleurs du caoutchouc de son époque.


Los informantes de Juan Gabriel Vasquez revient sur un épisode peu connu de l'histoire nationale : Comment, sur le diktat de Roosevelt, le gouvernement colombien traita les citoyens allemands présents sur son territoire entre 1941 et 1946. 


Une des dernières guerres civiles colombiennes, surnommée « La violencia », commença avec l'assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Galitan. Pendant dix ans, « los pájaros », implacables assassins politiques organisèrent de véritables épurations. Dans son film Les condors ne meurent pas tous les jours, le réalisateur Francisco Norden s'arrête sur un des plus célèbres de ces assassins : León María Lozano, dit Le Condor.


En 2012, Gustavo Forero Quintero, publie Desaparición, un roman qui revient sur la prise du Palais de Justice de Bogota par un commando de guérilleros, en 1985. Cette opération se solda, après l'intervention de la police et de l'armée colombienne, par 98 morts et a été qualifiée de « massacre » par la commission inter-américaine des Droits de l'Homme. Dans son roman, Gustavo Forero Quintero donne le cadre dans lequel se déroule l'événement : le rôle de la guérilla, de l'armée, de Pablo Escobar ou des magistrats. Il propose, à partir de ce fait historique, des clés pour comprendre les problèmes contemporains de la Colombie.


La dénonciation de la violence politique par la fiction reste d'actualité. On peut, par exemple, citer le roman de Santiago Gamboa, Plegarias nocturnas, qui propose une intrigue qui mêle trafic de drogue, disparition et paramilitaire avec pour toile de fond les années où la Colombie avait pour président Álvaro Uribe. Selon la Commission colombienne des juristes, pendant le premier mandat du président Uribe (2002-2006), onze mille trois cents civils auraient été exécutés pour motif politique dont 14 % par des agents de l’État et 60 % par des paramilitaires « tolérés par l’État ».


Sur la question du conflit armée, il faut mentionner l'excellent travail documentaire du réalisateur Nicolás Rincón Gille à qui l'on doit une trilogie sur la mémoire orale de la violence dans le monde paysan : En lo escondido (Ceux qui attendent dans l'obscurité), Los Abrazos del Río (L'étreinte du fleuve), Noche herida (Nuit blessée). Dans ses films à portée anthropologique, il explore la place du surnaturel dans la culture paysanne pour surmonter l'inacceptable.

Enfin, les déplacements de population engendrés par le conflit armé ont été traités par Laura Restrepo dans La multitud errante.


La société colombienne est aux prises avec des violences de diverses natures qu'il s'agit de raconter et de dénoncer.


La première de ces violences est la violence sociale de la pauvreté et de l'exclusion.

Laura Restrepo dans son roman La novia oscura, raconte l'histoire d'une jeune et belle prostituée dans un village de la jungle où vivent les ouvriers du pétrole. Un roman qui touche au reportage. Le thème de la pauvreté est accompagné de celui de l'injustice comme dans le roman de Gabriel García Márquez, El coronel no tiene quién le escriba où un vieil officier militaire attend en vain sa pension de guerre.

Dans son documentaire sur le tribunal chargé des délits mineurs, Bagatela, le réalisateur Jorge Caballero montre que les prévenus offrent le même profil : jeunes, misérables, sans logement, confrontés à des situations familiales dramatiques. Des avocats commis d'office traitent les dossiers à la chaîne, ils ont la solution miracle,le « plaider coupable », une défense qui est un piège : il économise à l'état le coût d'un procès mais décuple les chances de retomber pour des peines plus lourdes. Cet univers du monde de la délinquance avait déjà été abordé par Álvaro Mutis dans son Diario de Lecumberri (Les carnets du Palais Noir), issu de son expérience au pénitencier de Lecumberri, au Mexique. Un recueil de nouvelles qui jouera un rôle déterminant dans l'élaboration de son cycle romanesque de Maqroll, le gabier. En effet, on trouve dans ces courts récits, le même humanisme désenchanté que dans le cycle de Maqroll. L'auteur capte l'ambiance de la prison, dresse des portraits de détenus et rend compte d'un univers fait d'injustice, de misère, de cruauté mais aussi de solidarité.


L'enlèvement contre rançon, pratique qui a connu son apogée dans les années 1990, reste un mal endémique. Un thème abordé par Gabriel García Márquez en 1996 dans Noticia de un secuestro (Journal d'un enlèvement) et que l'on retrouve, en 2014, dans le sombre conte de fée de Jorge Franco, El mundo de afuera (Le monde extérieur).


L'exil est un autre thème que l'on voit souvent associé à celui de la violence. Dans le roman Hot sur de Laura Restrepo, une jeune latino-américaine arrivée aux États-Unis pour suivre ses rêves se voit plongée dans un cauchemar quand elle se retrouve accusée d'avoir assassiné son mari, un policier blanc. Avec Paraíso Travel, Jorge Franco montre le trafic sordide dont les candidats à l'exil font l'objet.


Le problème de la corruption politique est, lui aussi, récurrent dans la littérature contemporaine. On pense au livre Mi hermano el alcalde de Fernando Vallejo qui remet en cause la validité du système démocratique. Mais ce problème alimente depuis longtemps toute une littérature fictionnelle. Déjà, en 1962, Gabriel García Márquez publiait La mala hora, un roman qui mettait en scène un maire aux méthodes discutables. En 2003, El cerco de Bogotá de Santiago Gamboa met en scène des journalistes dans le théâtre de tension extrême entre la guérilla et les narco-trafiquants.


Le roman noir colombien est une illustration parlante de la violence et de la criminalité qui sévissent dans le pays.


Le roman noir existe depuis longtemps dans la littérature colombienne, certains critiques en trouvent des exemples dès les années 1920 mais, plus récemment, on peut signaler ¿Quién mató al carabiñero? de Arcadio Dulcey, publié en 1976 et El caso del rentista de Manuel Marthe Zapata, publié en 1980. Cependant, ces publications étaient jusqu'à présent le fait de petits éditeurs indépendants. Désormais, les grandes maisons d'édition s'intéressent à cette littérature. Depuis les années 1990, on a vu paraître une abondante production de romans noirs qui rendent compte de la criminalité et de la corruption dans un pays où sévissent les trafiquants de cocaïne, les groupes paramilitaires et ceux de la guérilla. L'écrivain Gustavo Forero Quintero, fondateur du Congrés International de Littérature Medellín Negro, signale qu'entre 1990 et 2012 environ cent romans ayant pour thème le crime ont été publiés en Colombie. Il explique : « Dans ce pays, pour un écrivain, il est difficile de s'écarter du noir, c'est à dire du monde du crime et de la corruption, car cela fait partie de sa vie ». Il précise « le roman noir est un bon outil pour parler de la dégradation du pays et de la crise des valeurs sans tomber dans la lamentation, la dénonciation ou le désespoir ».

Le phénomène s'est accru ces dernières années et nombre des écrivains colombiens qui commencent à publier le font en traitant cette question de la criminalité. On peut citer, parmi les plus récentes parutions : La venta de Juan Sebastián Gaviria, La reina y el anillo de Luis González, Cementerios de neón de Andrés Felipe Solano ou La cuadra de Gilmer Mesa.

Le roman noir actuel est un genre qui s'intéresse davantage au contexte de la criminalité qu'à la résolution d'une énigme policière : isolement de l'individu dans l'espace urbain, crise des valeurs, délinquance... En Colombie, comme l'explique Laura Restrepo, « on ne peut pas écrire une histoire de détective, ce serait ridicule. On n'enquête pas, tout le monde sait qui tue ». Elle a d'ailleurs écrit un roman inspiré de la rivalité réelle de deux familles soumises à un cycle sans fin de vengeances qui illustre une des sources de la violence dans son pays : Leopardo al sol (Le léopard au soleil).

La récente production du roman noir colombien met en avant le criminel, les contradictions qui l'animent, son statut d'individu marginal en conflit radical avec la société. Mario Mendoza, par exemple, dans son roman El viaje del loco Tafur, tente de comprendre les origines de la folie en mettant en scène un assassin qui déroule le fil de sa vie jusqu'au moment où il a commis un crime.

Le roman noir colombien compte désormais de nombreux représentants qui font entrer le genre dans la grande littérature comme le fait Santiago Gamboa avec son livre Necrópolis ou Antonio Ungar dans Tres ataúdes blancos où il se livre à un jeu littéraire sur les différentes versions d'une histoire.


On retrouve dans la littérature colombienne des thèmes liés à la violence et à la criminalité qui sont présents aussi dans d'autres littératures nationales de l'Amérique Latine.


El otoño del patriarca (L'automne du patriarche) de Gabriel García Márquez met en place un mécanisme narratif qui raconte la vie et la mort d'un dictateur. Une sinistre figure qui apparaît sous la plume des meilleurs écrivains du continent. On peut citer Yo, el supremo (Moi, le suprême) d'Augusto Roa Bastos, El señor presidente (Monsieur le président) de Miguel Ángel Asturias ou La fiesta del chivo (La fête au bouc) de Mario Vargas Llosa.


L'exil et ses trafics, thème abordé dans le roman El síndrome de Ulises de Santiago Gamboa, apparaît dans d'autres littératures du continent. On pense, par exemple, au beau livre du Mexicain Carlos Fuentes, La frontera de cristal (La frontière de verre) où il met en avant les liens anciens qui existent entre son pays et son voisin du nord. On peut mentionner aussi le livre du Bolivien Raúl Paz Soldán, Norte qui allie thriller et réflexion sur la présence des latino-américains aux États-Unis.


La fiction, en Colombie comme ailleurs en Amérique Latine, peut servir à s'opposer à la vérité officielle. Le massacre des bananeraies de 1928, racontée dans Cent ans de solitude a été racontée aussi dans un autre roman colombien : La casa grande de Álvaro Cepeda Samudio. Ce souci de sauver de l'oubli un épisode douloureux de la lutte ouvrière anime, de même, le Chilien, Hernán Rivera Letellier dans son roman Santa María de las Flores Negras (Les fleurs noires de Santa Maria).


Enfin, il est intéressant de noter qu'un sous-genre du roman noir, la « narcoliteratura », transcende, elle aussi, les frontières. Dans le livre Trece formas de entender la novela negra un recueil d'écrits sur le genre noir, fruit des rencontres du Congreso Internacional de Literatura Medellín Negro, on trouve un chapitre intitulé Representaciones del narcotráfico en la literatura mexicana y colombiana. Un article qui permet de mettre en parallèle des romans colombiens et mexicains qui évoquent le trafic de drogue et ses violences. Ainsi le Colombien Jorge Franco dans Rosario Tijeras (La fille aux ciseaux), prend comme personnage principal une tueuse à gage du cartel de Medellín. Son compatriote Fernando Vallejo, dans La virgen de los sicarios (La vierge des tueurs) raconte une tragique histoire d'amour avec un jeune délinquant, lui aussi tueur à gage à Medellín. Si on regarde du côté du Mexique, on peut citer Fiesta en la madriguera de Juan Pablo Villalobos dont le héros est un petit garçon dont le père est narcotrafiquant. Ou encore Trabajos del reino (Les travaux du royaume) de Yuri Herrera qui évoque les « corridos », chansons populaires créés en l'honneur des chefs de cartel. La « narcoliteratura » proposent des types sociaux qui condensent des traits distinctifs d'une pan marginalisé de la société et les récits ramènent, qu'ils soient mexicains ou colombiens, aux mêmes phénomènes sociaux qui accompagnent la violence du trafic : augmentation de la pauvreté, corruption politique, destruction du corps social, impunité.


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