" Le christ des ténèbres" de Rosario Castellanos

Titre original : « Oficio de tinieblas »

Traduction d'Annette et Jean-Claude Andro

(Gallimard, 1970)


Ce roman dont l'action se déroule dans les années 1930, traite d'une problématique héritée de l'histoire coloniale : le conflit entre les Amérindiens et les descendants des Espagnols au Mexique.

Il faut se souvenir que la colonisation européenne en Amérique fut un vaste processus d'appropriation territoriale, politique, économique et de domination culturelle et spirituelle. Dès le début de la période coloniale, la coopération des indigènes est organisée par le système de la « encomienda » : droit légal du conquistador à bénéficier de tribut et de travail indigènes dans un territoire octroyé par la Couronne. Cependant, la chute démographique dramatique de la population indienne au cours du XVIe et XVIIe siècle remet en question ce système : les nouveaux colons ne peuvent se voir attribuer des « encomiendas ». Ils achètent aux autorités de grandes parcelles et une nouvelle structure économique agro-pastorale se met en place, l' « hacienda ». Une structure caractéristique de la fin de la période coloniale qui concentre dans les mains des créoles les meilleures terres qu'ils exploitent, selon les régions, avec une main d'œuvre indigène assujettie ou des esclaves.

Au Mexique, en 1934, arrive à la présidence Lázaro Cardenas. Défenseur des communautés indiennes et des paysans, il entreprend un réforme agraire pour redistribuer les terres. Rosario Castellanos (1925-1974) explique : "Le Christ des ténèbres est basé sur un fait historique : la révolte des Indiens chamulas, à San Cristóbal, en 1867. Un évènement qui aboutit à la crucifixion d'un de ces Indiens que les mutins proclamèrent Christ Indigène. Momentanément et grâce à cet acte, les Chamulas se sentirent égaux des blancs." Mais Rosario Castellanos déplace l'évènement dans le temps, "vers une période que je connaissais mieux, l'époque de Cárdenas, une temps où, selon toutes probabilités, il va y avoir une réforme agraire dans le Chiapas. Ceci crée un malaise entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui espèrent la posséder : entre les blancs et les Indiens."


La confrontation entre les deux communautés est politique cependant ce que met en scène Rosario Castellanos dans son roman c'est aussi un affrontement culturel et spirituel. D'un côté la culture dominante des blancs, de l'autre la culture non reconnue des Indiens. Mais, cette mise en scène pose question au lecteur. D'abord parce la romancière en voulant dénoncer l'exploitation et la marginalisation des Indiens dresse un portrait essentiellement négatif de cette communauté : elle se caractérise par la pauvreté, l'exploitation, l'ignorance, la superstition, le délire collectif et la violence. Ce qui laisse un goût amer quand on referme le livre.

Cependant, Rosario Castellanos, grande figure de la littérature mexicaine est appréciée pour avoir abordé dans son œuvre le problème de la condition des Indiens et des femmes. Une écrivain engagée qui travailla, de 1956 à 1957, dans le Centre de Coordination de l'Institut Indigéniste du Chiapas. Elle a écrit trois livres qui ont pour cadre le Chiapas et qui traitent du conflit entre les descendants d'Espagnols et les Indiens : Deux romans, Balún Canán (1957), édité en 1962 chez Gallimard sous le titre Les Étoiles d'herbe et Oficio de tinieblas (1962), traduit en français sous le titre Le christ des ténèbres ainsi qu'un recueil de nouvelles Ciudad Real (1960).


Ces œuvres sont à intégrer dans le mouvement de l'Indigénisme : un courant culturel, politique et anthropologique apparu dans les années 1930 qui étudie et met en valeur les cultures amérindiennes , qui interroge les mécanismes de discriminations dont ils font l'objet. Les grands représentants de l'indigénisme littéraire sont les Péruviens Ciro Alegría et José María Arguedas, le Bolivien Alcides Arguedas et l’Équatorien Jorge Icaza. Si ce courant culturel a eu un rôle historique important dans l'amélioration de la condition indienne, on lui a reproché d'être devenue une idéologie qui se limite à poser le problème indigène en termes d'intégration aux modèles dominants. C'est cette critique qui apparaît dans un article de la chercheuse Virginie Ruiz: "Rosario Castellanos véhicule l’idéologie de la politique indigéniste des années soixante selon laquelle les croyances mythiques sont un frein à la libération des Indiens, condamnés à rester en marge de l’Histoire"


Dans un autre article, la chercheuse souligne, dans Rosario Castellanos et l'altérité indienne dans la "trilogie du Chiapas", une vision ethnocentrique de l'Indien mexicain : "Aux yeux de la critique littéraire pratiquement unanime, Rosario Castellanos donne une vision de l'Indien " de l'intérieur " très novatrice dans le courant littéraire indigéniste. Selon cette perspective, la trilogie apparaît comme un hymne à la parole indigène en lutte contre le silence et l'oubli. Notre travail effectue une nouvelle lecture qui interroge l'ambiguïté constitutive de la trilogie, comme preuve non pas de l'adéquation, mais de la fracture existante entre l'univers indigène et sa représentation littéraire."


Le problème de ces ouvrages réside donc dans la vision qu'ils nous donnent des communautés indiennes et de leur histoire. Par exemple, l'épisode de la crucifixion est présenté comme un fait historique bien que Rosario Castellanos explique : "Il n'existe presque pas de documents au sujet de ce soulèvement. Les témoignages que j'ai pu collecté sont influencés, comme il est logique, par des partialités plus ou moins ingénues". De fait, la rébellion narrée dans le roman est un des épisodes tragiques de la Guerra de Castas, un mouvement social des mayas yucatèques qui s'opposèrent aux créoles et aux métis. Une guerre débutée en 1847 qui fit presque 250 000 morts et qui prit fin officiellement en 1901 avec l'occupation, par les troupes de l'armée fédérale mexicaine, de la capitale maya Chan Santa Cruz.


La dimension spirituelle de cette rébellion a été étudiée, notamment la survivance de croyances mayas et l'émergence, durant les périodes coloniale et indépendantiste, d'un syncrétisme religieux qui donna le jour à différentes réponses messianiques. Certaines de ces études corroborent l'épisode de la crucifixion mais des historiens proposent une autre lecture de l'Histoire. C'est le cas, par exemple, du chercheur Misgav Har-Peled, auteur d'un article intitulé Judíos, indios y el mito del crimen ritual. El caso de Chamula, Chiapas, 1868, où il développe l'idée que le récit de cette crucifixion réactive le mythe du crime rituel traditionnellement reproché aux juifs dans la tradition catholique. Le chercheur rappelle par ailleurs que, déjà en 1979, l'anthropologue Jan Rus était le premier à remettre en question la réalité historique de la crucifixion indigène de Chamula.



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