Entretien avec Rodrigo Blanco Calderón
Rodrigo Blanco Calderón est né à Caracas en 1981. Il a publié plusieurs recueils de nouvelles : Una larga fila de hombres en 2005 et Los invencibles en 2007. En 2007, au Hay Festival, il est sélectionné parmi les trente jeunes écrivains les plus prometteurs d'Amérique Latine.
The night, publié en 2015, est son premier roman. Il a été traduit chez Gallimard et a obtenu le Prix Rive Gauche. Voici le compte rendu d'un entretien donné, en français, à la Médiathèque de Biarritz , le 8 novembre 2016, dans le cadre des Belles Latinas.
À la première question portant sur les difficultés à faire connaître la littérature latino-américaine hors de ses frontières, l'auteur acquiesce : « Oui, aujourd'hui je crois que c'est très, très compliqué pour un écrivain latino-américain d'être publié, d'abord hors de son pays comme dans son propre pays, et, plus difficile encore, d'être traduit. Je suis conscient que j'ai eu de la chance.» Il explique le rôle important de l'agence littéraire Carmen Balcells qui s'est occupée de promouvoir son roman : « Je crois que c'est la plus importante d'Espagne […] On peut dire que Carmen Balcells a aidé beaucoup à la création de ce qu'on a appelé le « boom » du roman latino-américain ». Cette agence promouvait les auteurs auprès des maisons d'édition, leur permettait d'être publiés, d'être payés, d'être visibles sur le marché de la littérature.
Les agences littéraires, aujourd'hui, évitent aux auteurs le fastidieux travail de démarcher soi-même les maisons d'édition : « Alors, c'est l'agence littéraire qui me représente qui fait le travail de présenter mon roman aux différentes maisons d'édition, pas seulement en Espagne sinon à l'étranger et, surtout, par exemple, dans des foires littéraires comme la Foire de Francfort ». Il ajoute : « Sinon, on a aussi la possibilité de participer dans [sic] les différents prix littéraires mais ça, c'est une histoire à part; Les prix littéraires, aujourd'hui... Il n'y en a pas beaucoup des prix littéraires qui soient transparents, qui soient complètement libres dans la sélection des œuvres...alors, c'est un peu difficile. […] J'ai écrit mon roman pendant les années 2010-2013 et il s'est passé trois ans avant que j'arrive à être vraiment publié. »
Aujourd'hui, Rodrigo Blanco Calderón est publié en Espagne et aussi dans les pays d'Amérique Latine où sa maison d'édition, Alfaguara, est implantée. Il est publié en France, chez Gallimard, « une merveilleuse maison d'édition. La traduction qu'a fait Robert Amutio, c'est un travail remarquable ». L'année prochaine, le roman sera publié en Hollande et en République tchèque. D'autres traductions sont en cours...
Le festival des Belles Latinas avait donné comme intitulé à la rencontre « Le Venezuela au cœur de l'actualité ». Pourtant le roman The night n'est pas une simple chronique sociale et politique et, même si Rodrigo Blanco Calderón y parle beaucoup de son pays, il semble parler tout autant de littérature, de fiction, du langage et du sens. Ce qui frappe, dans le roman, c'est la dimension référentielle : de nombreux auteurs sont mentionnés (même Rodrigo Blanco Calderón!), de nombreux textes sont évoqués (dont le propre roman The night). On y trouve tout un arsenal de notions poétiques et linguistiques et, aussi... des événements et des personnages réels de l'histoire du Venezuela. On a l'impression d'être devant un maelström. C'est un roman qui évoque la nouvelle L'aleph de Borges. L'aleph : un point de l'univers qui contient tous les points de l'univers vus de tous les points de vue.
-« C'est gentil. Pour moi, Borges c'est... si j'étais obligé de choisir un écrivain, ce serait Borges. Pour moi, Borges, les œuvres complètes de Borges, c'est un résumé de la littérature universelle et, évidemment, ce que j'écris est, je peux dire, complètement influencé par sa façon de lire et d'écrire, non ? »
Il ajoute que pour lui c'est toujours un plaisir de parler de cette influence, « peut-être, pour les écrivains argentins, c'est un poids très lourd, être écrivain avec une ombre, une figure tutélaire, qui est aussi importante que Borges. » Il affirme par ailleurs son désaccord avec les résumés de son roman véhiculés par les journalistes « parce qu'ils prêtent attention seulement au côté politique, conflictif et social de mon roman ». Même si c'est un des aspects du roman, « je parle de beaucoup d'autres choses ». « Ce que j'écris, je peux le résumer dans deux sujets principaux : un sujet, c'est la violence. Je viens de Caracas, Venezuela. C'est un des pays les plus violents aujourd'hui et j'ai été marqué par la crise que traverse mon pays depuis longtemps mais, aussi, pour moi, l'autre sujet important de la littérature, c'est la littérature même. J'adore les livres qui parlent d'autres livres, j'adore les écrivains qui citent d'autres auteurs ; C'est complètement borgésien dans cet aspect. Et, oui, dans The night, je ne fais pas seulement le résumé de différentes situations tragiques qui se sont passées au Venezuela mais, aussi, je fais une espèce d'hommage littéraire à un écrivain, un grand poète vénézuélien qui s'appelait Darío Lancini. Il était l'auteur d'un seul livre, un record... je ne sais pas comment dire... ce n'est pas de la poésie c'est un palindrome. Vous connaissez les palindromes ? Ce sont des mots ou des phrases que l'on peut lire dans les deux sens. Alors, j'ai fait une espèce de biographie fictionnelle à propos de la vie et l’œuvre de Darío Lancini. Darío Lancini, c'était un écrivain très discret, très timide, très éloigné des cercles littéraires au Venezuela. Et, un peu pour ça, je voulais raconter son histoire ».
Darío Lancini (1932-2010) est l'auteur d'un exceptionnel livre de palindromes intitulé Oír a Darío; Dans le roman de Rodrigo Blanco Calderón, est reproduit un message que fit parvenir Cortázar pour célébrer le livre. On peut y lire Oíradario, écrit en un seul mot. La différence orthographique modifie le sens du palindrome : « Oír a Darío” c'est « écouter Dario », Oíradario évoque plutôt une sorte de vélodrome de l'entendement.
Rodrigo Blanco Calderón précise : « Cortázar, il met le titre Oíradario comme ça, sans espace, parce que c'est comme ça que le livre a été publié la première fois, en 1975. C'est après, dans la deuxième édition, que le titre a été séparé, Oír a Darío. » Cortázar écrit cette lettre pour manifester son admiration et dire le plaisir que lui a donné la lecture de ce livre. « Évidemment, il y a un rapport entre un écrivain comme Julio Cortázar et un poète comme Darío Lancini […] ce sont des écrivains pas très sérieux, ce sont des auteurs qui prennent la littérature comme... avec la liberté d'un enfant, non ? » Pour Darío Lancini, explique Rodrigo Blanco Calderón, cette dimension ludique est la seule dimension de la littérature. D'ailleurs, Darío Lancini, lors des rares entretiens que l'on a de lui, refuse d'être considéré comme écrivain ou comme poète. Il considérait qu'il ne faisait que des palindromes. « Darío Lancini, dans mon roman, c'est la seule histoire lumineuse, la seule histoire qui apporte un peu de lumière, d'espoir, dans un contexte comme le contexte actuel de mon pays qui est complètement obscur, complètement hostile. »
Le roman de Rodrigo Blanco Calderón est d'une complexité foisonnante et propose plusieurs clefs de lecture mais, lui même, pense-t-il que la dimension ludique de la littérature est ce qui la définit le mieux ? Rodrigo Blanco Calderón répond par la négative : « Je crois que, comme lecteur, je suis conservateur. J'adore... je préfère un écrivain qui raconte une histoire et qui ne perd pas beaucoup de temps dans des figures, dans les fioritures de langage et les structures compliquées mais, je sais pas pourquoi, dans le cas de Darío Lancini, ça a été un coup de foudre immédiat et, moi, j'adore l’œuvre de Darío Lancini. J'aime, bien évidemment, l’œuvre de Georges Perec qui a fait aussi de la littérature un domaine pour jouer mais, moi, j'appartiens plutôt à une tradition d'écrivains placés autour de Borges […] J'adore un poète vénézuélien qui s'appelle José Antonio Ramos Sucre. J'adore Ricardo Piglia, c'est un écrivain argentin qui a fait un très important travail de relecture de l’œuvre de Borges. Et, évidemment, l'offre de Roberto Bolaño, le Chilien... Je crois que... C'est une marque générationnelle pour tous les écrivains qui sont nés dans les années 70 et 80 mais, il y a beaucoup d'autres auteurs que je peux citer... mais... ça change selon mes intérêts du moment […] par exemple, pour moi, la poésie quelquefois, c'est plus important que le roman et le conte, pardon, les nouvelles, pour la lecture. »
Un aspect important du roman est la question du sens, le roman semble un puzzle poétique. Dans cette construction, le second chapitre paraît central. C'est un chapitre où l'on plonge dans l'histoire contemporaine du Venezuela : la dictature de Marcos Pérez Jiménez, la guérilla révolutionnaire, la répression et l'exil des opposants, l'ébullition intellectuelle de cette époque. Pourquoi avoir choisi cette étape de l'histoire nationale alors que le reste du roman se déroule dans les années 2000 ?
Rodrigo Blanco Calderón répond que si l'on trouve « deux temporalités dans le même roman c'est à cause de la présence de Darío Lancini comme personnage. » Faire des recherches sur Darío Lancini, suivre le cours de sa vie, ses exils au Mexique, à Paris, à Varsovie, à Prague, à Athènes a permis à l'auteur de s'évader du présent comme seul espace d'écriture. Les trois personnages principaux du roman – Miguel Ardiles, un psychiatre légiste, Matias Rye, « une espèce d'écrivain raté », Pedro Álamo un publicitaire, ancien prix de littérature - font le lien entre le passé et le présent à partir de l'histoire de Darío Lancini, à partir de l'importance qu'a pour eux la littérature. « Je trouve que ce sont trois personnages qui essayent de trouver un sens au milieu du désespoir, au milieu de l'obscurité du présent, dans les jeux de mots. C'est pour ça que je crois que mon roman quelquefois... il y a des parties du roman qui ressemblent à un roman policier... un roman noir, ou un roman à peu près historique mais, aussi, il y a d'autres parties du roman qui nous donnent l'impression qu'il s'agit d'un moment complètement littéraire […] Mais, c'est vraiment difficile pour moi de résumer mon roman. »
Le roman se construit autour de trois figures principales. Comment ont-elles été élaborées ? Le personnage du psychiatre, Miguel Ardiles, apparaît dans d'autres livres de Rodrigo Blanco Calderón : “C'est un personnage qui est toujours présent dans ce que j'écris ». L'auteur déclare que dans son second roman, encore en cours d'écriture, le personnage sera présent de nouveau. « D'où vient Miguel Ardiles ? Il y a une raison, je vais vous dire, autobiographique parce que ma mère, elle est psychiatre, elle a travaillé comme psychiatre légiste pendant toute sa vie alors, j'ai grandi en écoutant des histoires très particulières sur la violence d'une ville comme Caracas. »
Il explique, par ailleurs, que les trois personnages proposent trois figures de l'écrivain : Matias Rye, « un écrivain que je trouve trop volontariste, qui croit que la littérature c'est le résultat de la discipline ou de l'obsession et je ne suis pas complètement d'accord » ; Pedro Álamo, un écrivain très prometteur mais qui sombre dans des délires paranoïaques ; Miguel Ardiles, le psychiatre, lui, aurait voulu être écrivain, pas « par vocation artistique sinon comme conséquence de son travail » parce qu'aujourd'hui c'est le psychiatre qui entend les histoires intimes.
Il précise encore que les histoires que sa mère lui racontait, celles qu'elle écoutait, « pour moi, ça a été une chance parce que c'est comme ça que j'ai trouvé des histoires à raconter. Ma mère avait l'habitude de me raconter quelques histoires pour se soulager un peu de l'obscurité de son travail parce que le psychiatre légiste […] c'est le psychiatre qui fait l'examen des assassins, des violeurs, des délinquants et, aussi, des victimes. Alors, c'est un travail très dur. »
Le roman The night propose de nombreuses réflexions sur la fiction et, par exemple, le psychiatre du roman considère que l'espace thérapeutique est un espace totalement fictionnel. Du coup, on peut se demander si l'écriture est une sorte de thérapie où l'on est tout à la fois le patient et l'analyste. Mais, Rodrigo Blanco Calderón avoue ne pas beaucoup aimer chercher les causes de son écriture même s'il est sûr que, quand il n'écrit pas, il devient « une personne un peu plus compliquée que d'habitude ». Il indique que si l'écriture a un aspect thérapeutique, il existe dans l'histoire de la littérature beaucoup d'écrivains pour lesquels écrire n'a pas cet aspect. Il retient pourtant l'image de l'écrivain patient et thérapeute : « c'est aussi comment je conçois le procédé d'écriture parce que, quand j'écris, je suis en même temps l'écrivain et le premier lecteur de ce que j'écris, non ? » Il existe bien une personne scindée : « L'écriture me permet de devenir un autre. »
Le roman, on l'a évoqué plus haut, propose des éléments de roman noi. On y trouve une série d'assassinats de femmes. Il ne s'agit pas d'un prétexte à une enquête policière méthodique mais on a affaire plutôt à une nébuleuse de l'horreur qui domine tout le récit. Ces crimes intéressent surtout Matias Rye qui veut s'en inspirer pour écrire son livre, un roman policier gothique, « gothique » étant entendu comme un genre qui met à nue l'horreur pour en montrer la beauté. Dans la dernière partie, on trouve une scène qui évoque le roman Étoile distante de Roberto Bolaño, un auteur dont l’œuvre explore la question du crime et du mal. Quelle est la place du crime dans le roman de Rodrigo Blanco Calderón?
Le roman condense en une seule année des assassinats de femmes réels qui se sont déroulés entre 2008 et 2010. Des crimes qui ont beaucoup frappé l'auteur parce que les assassinats de femmes “posent un problème […] pas seulement social, culturel, politique” mais “métaphysique”. Ce sont des crimes qui sont un symptôme des pulsions suicidaires dans une société. “C'est un problème qui se pose, par exemple, à un écrivain comme James Ellroy qui, lui, est auteur de roman noir. Il se demande toujours pourquoi les hommes tuent les femmes. Et, cette question, pour moi, est très importante parce que si on essaye de la poser d'une manière différente, c'est pas le même problème. Si on dit “Pourquoi les hommes tuent les hommes?”, on est, peut-être à cause de la guerre, à cause de la violence quotidienne, habitué à ces faits. En fait, les 95% des assassinats sont commis par les hommes, pas par des femmes. Alors, si on dit “Pourquoi les femmes tuent les hommes?”, c'est normal de penser qu'il s'agit d'une femme qui aurait été maltraitée pendant des années et qui prend une revanche. C'est pas une justification mais c'est une chose qu'on peut concevoir. Mais, quand on dit, quand on pose la question, “Pourquoi les hommes tuent les femmes?”, c'est une question sans réponse parce que c'est l'expérience du mal. C'est vraiment un sujet qui m'intéresse beaucoup.”
Rodrigo Blanco Calderón explique que dans son roman ces crimes sont a replacer dans l'histoire du Venezuela parce qu'ils se rapportent à un personnage réel, le docteur Edmundo Chirinos, un psychiatre reconnu et estimé dans le pays; il avait même été candidat à la présidence de la république. Le docteur Chirinos avait fondé les écoles de psychologie et d'art de l'université centrale vénézuélienne, il avait été recteur de cette université. Dans sa clinique, il ne traitait que des femmes. Il proposait des cures de sommeil. Et, tandis qu'il devenait une importante figure publique, il commettait des abus sur ses patientes. Tout le monde savait ce qui se passait. Le roman pose la question : “Comment une société peut cacher des monstres comme ça? Qu'on peut élever à de telles dignités? Oui, c'est surtout à cause de l'histoire du docteur Chirinos que la dimension criminelle est si importante pour mon roman.”
Une des figures littéraires majeures de ce roman est “l'homme au sable” ou “l'homme de sable”... un avatar inquiétant du bénin marchand de sable. C'est le nom du chanteur d'un groupe de rock gothique dont on trouve la biographie dans le roman mais c'est aussi le titre d'une nouvelle d'Hoffman, un conte où le marchand de sable est une figure du mal. On peut se demander aussi jusqu'à quel point le récit de l'ombre proposé par Rodrigo Blanco Calderón a pu le déborder, s'il a eu du mal à terminer ce roman.
L'auteur explique qu'il a mis trois ans à écrire ce roman. À un moment donné, il a voulu finir rapidement mais il manquait des histoires à raconter, « des personnages à développer pour bien obtenir l'effet final du roman. » Certains passages du roman ont été difficiles à écrire à cause de la violence qu'il fallait raconter mais, en même temps, écrire guérissait les blessures infligées par les nouvelles qu'on entendait tous les jours au Venezuela.
Dans le roman, on trouve Mark Sandman, le créateur du groupe Morphine, un groupe qui a existé jusqu'en 1999. Sandman est mort pendant un concert. Un an après son décès, Morphine a sorti un album intitulé The night. L'auteur explique : « Je prends le titre de cet album posthume pour intituler mon roman ». Le roman parle de la nuit dans le contexte des coupures de courant décrétées par le gouvernement mais aussi dans le contexte plus large de « l'expérience ancestrale de la nuit. ». Rodrigo Blanco Calderón conclut en rappelant que l'origine de la littérature est, semble-t-il, à trouver dans les histoires que l'humanité racontent depuis longtemps autour du feu, pour lutter contre la nuit, le froid, pour se rassembler, « c'est pour ça que le sujet, l'image, le symbole de la nuit c'est très important pour moi. »
La dernière question porte sur le travail de traduction. L'auteur explique que, comme il peut lire en français, il a collaboré activement à cette traduction. Il souligne que Robert Amutio a fait un véritable travail de recréation du texte : « je trouve que la traduction en français de mon roman c'est une expérience de lecture différente de l'expérience de lecture de mon roman en espagnol et, oui, à chaque fois que quelqu'un me demande, je dis que, dans le cas de la traduction française, il y a deux auteurs de ce roman. » « Par exemple, Amutio, il a réussi à laisser les palindromes en espagnol mais, après, il a trouvé la façon d'ajouter les explications sur ce que les palindromes en espagnol disaient mais, sans qu'on sente aucune interruption […] le résultat de son travail est très très fluide. » « En même temps, il a ajouté des palindromes en français qu'il a fait lui-même ou qu'il a choisi. »