Questions à Alfredo Noriega
Alfredo Noriega est né en Equateur et vit à Paris depuis plus de 20 ans. Poète, dramaturge, il écrit aussi des romans noirs. Il élabore depuis quelques années un triptyque romanesque qui met en scène la ville et les habitants de Quito. Le premier volet De que nada se sabe a été adapté au cinéma et le second a été publié en français, chez Ombres Noires, sous le titre Mourir, la belle affaire.
Espace América : Mourir, la belle affaire n'est pas un roman policier au sens classique du terme. Ce n'est pas un roman centré sur une intrigue qui nous tient en haleine. C'est surtout une immersion poétique, humaine et désenchantée dans la ville où tu es né, Quito. Peut-on dire que le personnage principal de ce roman c'est la ville de Quito?
Alfredo Noriega : De mon point de vue, la question du genre dans la littérature n'est pas l'essentiel, je n'écris pas pour respecter une forme, pour entrer dans un moule. Je suis un auteur qui transite librement, qui raconte des histoires qui, elles, peuvent être soumises à la question du genre. Il se trouve que la grande majorité de mes histoires s'inscrit dans le genre noir ou policier, et j'en suis ravi. Pour revenir à ta question, Quito est le lieu où ma fiction se passe, aussi bien dans ma poésie que dans mes romans. Je veux que le lecteur soit transporté dans ce cadre et qu'il y trouve un écho à ses questionnements, à ses émotions ou à son vécu ; à partir de là, il est important que la ville ait une force et une présence.
Espace América : Le personnage central de ce roman est un légiste qui voit défiler des cadavres dont il reconstitue l'existence. Ce livre présente un paradoxe : il parle de la mort et célèbre la vie. Pourquoi ce retournement?
Alfredo Noriega : C'est une question de dialectique. Le légiste est confronté quotidiennement à la mort et donc il est en permanence face à la vie, même s'il a parfois un regard cynique, il est constamment à fleur de peau, vivant. Je crois que c'est en parti l'explication du sentiment que tu as eu en lisant Mourir la belle affaire.
Espace América: Ton pays, tes compatriotes semblent une source importante de ton inspiration. Dans un autre de tes romans, intitulé 9 mm parabellum, le personnage principal voyage en Équateur, ce qui donne l'occasion de quelques descriptions savoureusement ironiques, tu décris ainsi l'arrivée de l'avion et le comportement des passagers équatoriens qui se lèvent juste avant l’atterrissage, ouvrent les compartiments à bagages, encombrent le couloir de paquets volumineux, le tout en criant dans le plus grand désordre. Ça fait longtemps que tu vis en France... écrire son pays c'est encore l'habiter?
Alfredo Noriega : Je n'ai pas cette prétention, mais il est vrai que, malgré la distance et le temps passé en dehors de l’Équateur, je reste attaché au pays et à ses gens. Il y a, dans mon cas, la question de l'enfance et de l'adolescence qui sont révélatrices de ce que je suis en tant qu'écrivain; mais aussi les années passées au sein de l'atelier d'écriture de Miguel Donoso Pareja, qui ont précédé ma venue à Paris. Par ailleurs, ma famille et beaucoup de mes amis y habitent encore, pour cette raison, je garde des liens forts avec le pays. Il me semble important d’avoir un point de vue sur l’humanité et le mien, malgré la distance, s’exerce depuis l’Équateur.
Espace América: L'écrivain mexicain Paco Ignacio Taibo II distingue ce qu'il appelle le néo-policier et le roman noir traditionnel. Pour lui, le roman noir est un genre fait pour distraire dont le centre d'intérêt est la résolution d'une énigme tandis que le néo-policier est un roman où la ville est très présente et, surtout, une variété du roman social. Peut-on mettre ce roman, Mourir, la belle affaire, dans cette catégorie du néo-policier?
Alfredo Noriega : Sûrement. Encore une fois, là n'est pas l'important, quoi que. Je m’inscris dans la tradition très latino-américaine du roman social et politique, mais je le fais sans arrière-pensée, très sincèrement, je ne suis pas un donneur de leçon. Je veux que mes histoires existent et poussent le lecteur, si possible, dans ses retranchements, je ne veux pas être entendu en tant qu'auteur, mais je voudrais que mes personnages le soient, et qu'à travers leurs histoires on voit une société, une ville, la tragédie humaine.
Espace América : Il faut signaler que ce livre, Mourir la belle affaire, est le second volet d'un triptyque. Le premier volet, intitulé, De que nada se sabe, a été adapté au cinéma par Víctor Arregui sous le titre Cuando me toque a mí. Est-ce que tu as participé comme scénariste à l'adaptation cinématographique du roman ? Et, si oui, quelle expérience en as-tu tiré comme écrivain ?
Alfredo Noriega : J'ai participé au début de l'écriture; disons que le brouillon est à moi, mais le scénario final est à Víctor Arregui. A l'époque, et compte tenu de ma petite expérience en tant que scénariste, il aurait fallu être en Équateur pour qu'on puisse travailler de longues séances, mais ce n'était pas possible. Cela m'a donné l'envie d'écrire un autre scénario, je l'ai fait avec un de mes autres romans, 9 mm parabellum, dans le but de tourner un film, qui j'espère se fera prochainement. Je suis quelqu'un qui aime l'écriture avant d'aimer la littérature, dans ce sens, l'écriture des scénarios me semble plus qu'un exercice, toute une aventure.
Espace América : Puisqu'il s'agit d'un triptyque, peux-tu nous dire si le troisième volet va être bientôt édité et, surtout, nous expliquer, comment tu as architecturé ce triptyque ?
Alfredo Noriega : C'est un roman que j'ai écrit il y a déjà quelque temps, il s'appelle Eso sí nunca, et il sortira bientôt en Équateur. Chaque volet a eu sa propre dynamique, son propre cheminement, cela permet de les lire comme des textes autonomes. Cependant, à chaque fois, j'avais le texte précédent en tête, et mes personnages avançaient avec l'expérience passée. Ils ont grandi au fur et à mesure de l'écriture et j'ai pu, comme souvent dans les cas de répétitions, les montrer dans des circonstances diverses pour que le lecteur puisse les voir dans une sorte de globalité. Je vais prendre comme exemple la mère du médecin légiste. Dans le premier roman elle existe et échange avec son fils, à la fin elle souffre d'un accident dont on ne connaît pas les conséquences. Dans le deuxième, on apprend qu'elle a été tué, renversée par une voiture, mais elle existe toujours d'une façon forte dans la tête de son fils. Dans le troisième, elle commence à disparaître pour de bon, à se transformer en souvenir, parfois assez imprécis, emportée définitivement par la mort. Je me suis beaucoup attaché, non pas à créer un postulat philosophique dans la trilogie, mais à garder une identité émotionnelle commune aux trois romans.
Espace América : Pour ce qui est de la question éditoriale, est-ce qu'il est difficile pour un auteur latino-américain aujourd'hui d'être édité en Europe, même en Espagne?
Alfredo Noriega : Oui, toujours. Il y a de très bons auteurs équatoriens jamais distribués en Espagne et, pire encore, jamais traduits. Moi même, j'ai du mal à me faire publier en Espagne et à être traduit. En Équateur c’est un sujet qui fait controverse. Pourquoi notre littérature est si peu connue ailleurs ? J’ai entendu dire tout et n’importe quoi à ce sujet, souvent on rend coupable l’État pour son manque de soutien, ce qui est sûrement vrai. En tous cas, il s’agit d’une question complexe où il y a une responsabilité en premier lieu des auteurs mais aussi des éditeurs et puis des pouvoirs publics.
Espace América : L'écrivain argentin Marcelo Luján, dont le roman Subsuelo a gagné cette année le prix Hammett de La Semana Negra de Gijón a expliqué: “Cela fait quinze ans que je vis en Espagne et je crois que ma manière d'écrire s'est adaptée aux règles littéraires de ce pays; De fait, Subsuelo, est écrit en castillan d'Espagne. Nous, les Latino-américains qui vivons en Espagne, nous avons un problème, entre guillemet, de contamination dont n'ont pas eu à souffrir le Cortázar qui a vécu à Paris, mais ça va mieux. ” Toi, qui vis en France mais écris en espagnol. Quelle sorte d'espagnol écris-tu? Et est-ce que tu te sens obligé d'adapter ce que tu écris selon les publics?
Alfredo Noriega : L'exemple de Cortázar ne me convainc pas, car Cortázar était, pour utiliser le terme de Luján "contaminé" par le français, et je ne sais pas ce qui est plus compliqué à gérer, les interférences avec une langue étrangère ou les caractéristiques régionales de ta propre langue. Je suis quelqu'un qui croit au métissage culturel et donc au métissage linguistique, et il me semble intéressant de percevoir ces couleurs chez un écrivain. Je crois que j'ai un espagnol encore assez équatorien, ancré au niveau de l'argot dans les années 80, qui voyage aussi dans ses gallicismes, parfois consciemment parfois non. J'ai le souci, comme tous les écrivains, de la qualité, que je ne conçois pas comme une homogénéité; je ne crois pas non plus aux universalismes culturels qui dictent les schémas artistiques à la terre entière et, évidemment, je ne suis pas un puriste de la langue; ce qui, venant d’Équateur me semble normal, car les Équatoriens ont leur propre manière de parler et d'écrire, souvent par ignorance (il faudrait aussi savoir qu'est-ce qu'on entend par ignorance), souvent aussi par la réalité culturelle et linguistique du pays. Je pense qu'un bon écrivain doit pouvoir imposer son style, même si celui-ci apparaît aux yeux de certains comme équivoque. Et il a le droit de quitter son espace linguistique pour s’en approprier un autre, et même, s’il le souhaite, changer de langue.
Espace América : Ce qui touche dans tous ces romans, c'est la poésie de ton écriture. J'ai traduit un extrait tiré de 9 mm parabellum : “Heure : midi. Climat : tempéré et un peu venteux, nuages épais derrière la cordillère. Lundi un rien arrêté, ralenti, sans qu'il y paraisse, parce que parfois, il y a des journées qui ne veulent pas être des journées mais plutôt des instants ou des siècles; comme il y a des hommes qui ne veulent pas être des humains mais des araignées ou des oiseaux.” Tu as publié un livre de poésie en 2014, livre non traduit, qui a pour titre La piel en la oscuridad (La peau dans l'obscurité) : c'est un recueil de petits textes qui semblent des évocations d'expériences et de souvenirs. Pour toi, ce sont des poésies ou plutôt des micro-récits? Quelle serait la frontière entre les deux genres?
Alfredo Noriega : Quand j'écris de la poésie je reste un narrateur, cependant, le narrateur que je suis est envahi d'autres émotions quand il écrit de la poésie. La poésie fait appel à une intimité plus enfouie, ou rare, ou extravagante, pas forcément du poète lui-même mais du monde qu’il approche avec ses vers.
Espace América : Quand on lit ces textes poétiques, on a l'impression d'être devant des notes très personnelles, comme un pense-bête existentiel... il y a tout un va-et-vient entre le “je” et le “il” qui semble tenir compte de ce que tu as été et ce que tu es au moment où tu écris... comme si c'était une écriture qui racontait la transformation. J'ai retenu cette phrase : “Je sors, je m'accommode dans l'écharpe, je m'installe dans les gants, la rue me submerge...”; on a l'impression que ce qui t'entoure t'enveloppe... Tu as cette manière de percevoir le monde, de t'en imprégner? Est-ce que c'est la clef de ton cosmopolitisme?
Alfredo Noriega : Il me semble que la poésie se prête, plus que le roman ou, en tout cas, d'une façon plus directe, à un travail sur soi, pas un soi psychologisant, pour moi la poésie n'est pas une thérapie, elle permet d'aller voir au plus profond les questionnements humains, l'amour, la défaite, la mort, en somme l'existence. Il est vrai que ma vie m'a amené à être plusieurs personnes, à devoir accepter des transformations, à être empathique. Le cosmopolitisme, dont tu parles à mon propos, est ma bouée de sauvetage dans ce monde, la seule réponse possible à l’extrémisme, à la haine de l’autre.
Espace América : Toujours dans La piel en la oscuridad, tu évoques nombre d'auteurs, Dostoïevski, Tolstoï, Tirso de Molina ou Bolaño... pour toi la littérature est une expérience existentielle aussi importante que la vie?
Alfredo Noriega : Évidemment, pour moi, qui suis culturellement très occidental, ça l'est, mais je pense que tout un chacun peut aussi s'en passer, vivre son humanité en dehors de la littérature. Je connais un tas de gens qui ne lisent pas, et je ne les blâme pas, la misère spirituelle ou existentielle se produit même parmi des grands lecteurs ou des grands savants. Dans ce sens, la littérature est, et doit rester, un espace auquel on accède librement et duquel on peut se passer. D'une façon un peu plus large, je pense que ce qui est indispensable est l'expression artistique, je crois que c'est elle qui traverse toutes les cultures à travers les âges. Je conçois mal une vie qui ne s'émeut pas devant l'art, il y a des tas de gens qui ne lisent pas mais écoutent de la musique, ou aiment le théâtre ou d'autres formes d'art, beaucoup sont très attachés à leur folklore national ou à des formes d’art qui, à mes yeux, n’ont pas une valeur particulière.
Espace América : Dans les éditions en espagnol, il est indiqué que tu as participé, dans les année 80, à l'atelier d'écriture dirigé par une grande figure de la littérature équatorienne contemporaine, Miguel Donoso Pareja. Est-ce que tu peux nous expliquer qui est Miguel Donoso Pareja et nous raconter un peu la formation littéraire que tu as eu dans cet atelier?
Alfredo Noriega : Je te remercie d'évoquer le nom de Miguel Donoso Pareja. J'ai eu peu de fois l'occasion en France de lui rendre hommage, rendre compte de son travail, notamment en Équateur. Il représente pour moi, non seulement le maître, ce qu'il fût, mais aussi l'écrivain, l'intellectuel, et l'homme. C'était un grand type, un gars immense par sa taille et son cœur. Poète, romancier, essayiste, polémiste, il a laissé une œuvre immense, pas du tout connue en France, et peu connue ailleurs. À son retour en Équateur, après un exil au Mexique de 19 ans, il a ouvert des ateliers d'écriture; j'en ai fait partie pendant 4 ans. D'une manière assez simple, mais très efficace, il nous a permis d'avoir une expérience littéraire avant de devenir de "vrais" écrivains ; l'atelier m'a donné la rigueur nécessaire pour entamer une carrière d'écrivain, mais aussi il m'a permis de savoir très vite quelles allaient être mes limites, mes difficultés. La littérature n'est pas seulement une question technique, ou un savoir, ce n'est pas une science sociale, c'est, pour utiliser une image, un trou noir dans lequel on est prêt ou pas à entrer.
Espace América : Pour finir, je voudrais revenir sur le roman 9 mm parebellum. Le personnage de ce récit s'appelle Imanol et il est originaire de Saint-Sébastien. Comment en es-tu venu à t'intéresser au Pays Basque et pourquoi ce personnage?
Alfredo Noriega : Ma mère a vécu à Bilbao dans les années 80, et, depuis, j'y vais très souvent; je connais assez bien la région et ses gens, j'y suis très attaché; ensuite, la problématique basque, notamment en Espagne, me touche et m'a posé, et me pose, des problèmes idéologique, politique et existentiel, j'ai voulu en rendre compte, tout en la liant à l’Équateur.